Kenavo

Après dix mois de travail, mon projet d’atelier de création littéraire autour de l’exil s’achève. Ce projet va vivre une nouvelle vie en dehors des réseaux sociaux. Écrire sans filet, sans les bons et les mauvais filtres du processus d’écriture traditionnel fut pour moi une expérience très enrichissante tant sur le plan créatif que personnel.

Daniela Cuevas

Photographie de Daniela Cuevas

À quel moment décide-t-on d’arrêter un tel projet? En ce qui me concerne, mon activité professionnelle joue certainement un rôle. Cette année 2017 sera particulièrement prenante pour moi et j’en suis très heureuse. Je constate aussi que depuis plusieurs semaines, des personnages viennent régulièrement frapper à ma porte pour que je les aide à prendre vie entre les pages de nouveaux livres. Je dois m’occuper d’eux. Enfin, j’ai le sentiment, très particulier, très doux, d’être parvenue à apprivoiser la distance, grâce à cet atelier de création. J’ai appris à territorialiser le vide [1]. Je souhaite très modestement que ce type de projet puisse servir à mieux comprendre l’expérience de l’exil et à trouver des clés pour accompagner les personnes qui en ont besoin, les femmes en particulier.

Je remercie les amis de ce projet, connus et inconnus, qui m’ont accompagnée. Je remercie tous les francophones avec lesquels je travaille chaque jour et qui, comme moi, se mettent au service des communautés francophones du Canada, en Ontario, au Manitoba ou encore au Nouveau-Brunswick. Vous m’avez aidée, vous n’imaginez pas à quel point, à trouver ma place.

Je vous salue maintenant dans la langue de mes grands-parents : Kenavo, mes amis.

 

[1] J’emprunte cette expression aux travaux de Jean-François Boudet et Philippe Teutsch qui se sont interrogés sur le lien entre les réseaux sociaux en lignes et les espaces distanciés d’apprentissage. Pour en savoir plus :

Boudet, F., Teutsch, P., 2012 : « Réseaux sociaux en ligne et espace distancié d’apprentissage – Quelle transférabilité ? », revue en ligne Alsic, vol. 15, numéro 2.

Déictiques

Je. Ici. Là-bas. Hier. Maintenant. Selon la course de la terre autour du soleil. La lumière et l’ombre. Les courants aériens. Je, ici, là-bas, hier, maintenant. Ces mots-là comme des peaux vides. Des sacs en plastique qui roulent sur le bitume. Gonflés puis écrasés, roulant, rampant tant bien que mal, en mal de ciel et de vents. Je, ici, là-bas, hier, maintenant, rien d’autre que ces mots-là finalement, les maux clés de l’exil, une combinaison variable. On peut longtemps refuser cet inéluctable sentiment de relativité. Mes déictiques primaux sont lourds, pleins à craquer de terre et de granit, de sable et de goémon. Ils sont sédentaires, fossilisés. Ne connaître que sa peau. Malgré les voyages, les amis lointains, le Territoire comme seule situation d’énonciation possible.

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Photographie d’Erwan Esry

J’ai dû apprendre à me séparer de ces bagages sans destinations, à me délester lentement, énonciatrice improbable.

Longtemps, j’ai été de ces créatures translucides et flottantes dans un ciel d’hiver, somnolentes, tentacules retenus par des mains d’enfants. Longtemps, j’ai été de ces femmes-là. Je les ai croisées dans un cours de français pour immigrants. Je les croise dans la rue, sur le seuil d’une école. Elles se tiennent assises à quelques mètres de moi dans un parc. Elles me parlent d’un devoir à rendre lors d’une session universitaire. Je leur rappelle des consignes. Je les précise. Nous ne parlons jamais de « ça », du Territoire, de ces bagages sans destinations. Nous n’en parlons pas, mais nous nous reconnaissons.

Et puis le temps passe, il passe pour nous toutes.

Vient un matin où la porte qui donne sur le jardin est entrouverte. Le soleil est déjà là. On va bientôt pouvoir manger dehors. Peut-être maintenant. Les enfants parlent en même temps. Nous allons devoir subir, leur père et moi, une énième blague de Toto. L’odeur du café. La terrasse est baignée de lumière. Le doux pelage de mon chien sous ma main. Le goût des premiers fruits rouges dans la bouche.

 

Deuil

Douleur, affliction que l’on éprouve au moment de la mort de quelqu’un. Affliction, tristesse. Mort d’un être cher. Mort d’un parent, d’un ami, décès : Il y a eu trop de deuils cette année. Quelle tristesse. Ensemble des signes extérieurs, habits noirs ou sombres, voile d’une personne endeuillée: Porter, prendre le deuil. Signes extérieurs du deuil consacrés par l’usage. Faire son deuil de quelque chose, y renoncer, se résigner à en être privé.

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Photographie de Tim Marshall

Deuil, indissociable ici de nostalgie. Nostalgie, du grec nostos, retour et algos, douleur. Éloignement du pays. Tristesse causée par cet éloignement, le sentiment de la perte. Tristesse qui ne veut pas mourir. Deuil qui ne veut pas se faire. Nostalgie têtue, bleu ardoise comme un ciel de tempête au-dessus d’un océan démonté, les bras croisés sur un buste d’enfant, blanc, traversé de veinosités. Corps immergé, enfant qui ne veut pas se résoudre. Et puis, cette pensée magique qui s’essouffle, doucement. Instinct de survie de l’enfant nageur.

Il y a du chagrin dans l’immigration, au moment où le deuil se fait enfin. Un chagrin aussi grand que celui des jeunes filles un peu naïves qui découvrent que le prince charmant n’existe pas. Je parviens à vivre à six mille kilomètres de mes parents et de ma sœur. Je commence à accepter, doucement, cette réalité. Je parviens à vivre loin d’eux, à faire ma vie, comme on dit. J’ai commencé à ouvrir la porte aux autres, les gens d’ici. Je suis fatiguée. J’ai baissé les bras ou je les ai ouverts, je ne sais pas très bien. Je découvre que ma fidélité a des limites, que je suis finalement capable de tous les deuils. La princesse charmante n’existe pas non plus. Je me déçois.

Travail de deuil, processus psychique qui permet à un sujet de se détacher progressivement d’un être cher qui est mort.

Se détacher d’un immense jardin, d’une maison près d’un bois.

 

Références: Le Petit Robert de la langue française 2016 et Le Grand Larousse illustré 2016.

Fort-Bloqué (Fort de Keragan)

Il a été construit au dix-huitième siècle sur le rocher de Keragan, à quelques dizaines de mètres des côtes de Ploëmeur, après la tentative de destruction, par les anglais, de la nouvelle Compagnie des Indes, à Lorient. Avec sa batterie de quatre canons, il devait permettre la protection de la côte, de Port-Louis à l’embouchure de la Laïta. Il a ensuite fait partie du mur de l’Atlantique au même titre qu’une série de blockhaus construits sur la côte par les Allemands afin de les préserver d’un débarquement des Alliés. Et puis le temps est passé. La route côtière est devenue praticable. Le hameau du Fort-Bloqué s’est développé. Le fort est toujours là, à quelques mètres de la plage. Quand la marée est basse, on peut marcher jusqu’à lui et en faire le tour par les rochers.

Quand j’étais jeune, il m’arrivait de me promener le long de la côte et de découvrir des blockhaus à demi-enfouis dans les dunes. J’ai grandi dans un univers marqué dans sa chair par la Seconde Guerre mondiale. Une seconde peau, pas très belle, mais à laquelle on a appris à s’attacher. Mon professeur d’histoire de l’art et d’arts plastiques au lycée nous a demandé un jour si l’on pouvait citer une construction sans ambition esthétique. Nous avons cherché longtemps une réponse, puis il nous a finalement répondu : un blockhaus. Aujourd’hui, les blockhaus du mur de l’Atlantique ont été mis en valeur. Ils sont devenus un lieu d’attraction touristique. Il y a des chemins pour s’en approcher. Il y a des plaques, des explications. C’est sans doute un monde que mes grands-parents, nés au début du siècle et confrontés de plein fouet comme tant d’autres à la grande histoire, ne reconnaîtraient pas. Le temps absorbe la douleur. Le temps repeint les lieux et ravive la lumière extraordinaire de la côte bretonne. Les silhouettes de mes grands-parents s’effacent, canne à la main, dans les dunes. Mes parents vivent aujourd’hui au Fort-Bloqué, à quelques minutes à pied de l’océan. Ils peuvent contempler le Fort de Keragan chaque jour.

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Photographie de Jordan Sanchez

L’enfant que j’étais a parfois envie de rentrer pour toujours. Alors j’achète une maison, une de ces petites maisons de pêcheurs aux alentours de celle de mes parents. Je n’imagine jamais retrouver mon père et ma mère, aller prendre le café chez eux ou sonner à leur porte pour leur demander de faire quelques pas au bord de l’océan. Je n’ose pas imaginer cela. J’achète simplement, modestement, une maison. Je m’occupe du jardin. Je meuble la maison. Je la décore. Je lui donne un nom et je pose une plaque au-dessus de la porte. En fin d’après-midi, chaque jour, quand le temps le permet, je sors une chaise et je la pose sur le seuil. Je m’assois. Je regarde les rares passants aller et venir. J’écoute l’océan que je ne vois pas, car il est caché par les maisons du lotissement. J’écoute les oiseaux de mer et les bruits du soir. Je respire les odeurs du large. C’est ce qui me manque le plus. Les odeurs. Le vent qui les charrie. Le bruit des vagues aussi.

 

 

Légitimité

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Photographie d’Annie Spratt

Tandis que j’écris ce Dictionnaire mélancolique de mon exil, qu’en est-il de ma légitimité ? J’ai déjà souligné que le terme exil était abusif, même si je l’assume pleinement, marchant dans les traces de Saint-Exupéry : « D’où suis-je ? Je suis de mon enfance. Je suis de mon enfance comme d’un pays »[1]. L’autre exil, toutefois, me préoccupe également. Je travaille chaque jour, parmi d’autres, à faciliter l’intégration sociale, universitaire et professionnelle de ceux qui n’ont pas le français comme langue maternelle. Mes activités m’incitent à m’interroger sur les termes qui nomment ces hommes, ces femmes et moi-même. Jusqu’à quel point suis-je une étrangère finalement? Suis-je une immigrante ? Je viens d’ailleurs. Je vis dans un autre pays que celui où j’ai grandi. Est-ce que cela suffit pour faire de moi une étrangère, une immigrante au Québec ? Est-ce que cela me donne le droit d’écrire sur mon expérience de ce point de vue ? Je suis francophone, blanche, éduquée. Je ne ressemble pas à l’étrangère, l’immigrée qui préoccupe ma société d’accueil occidentale pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Je ne ressemble pas non plus à celui ou celle qui choisit d’écrire pour parler de sa plongée dans une nouvelle culture. Je ne suis pas radicalement autre. Je représente l’immigration grise.

Immigrée. Étrangère. Ces mots sont peuplés d’autres trajectoires que la mienne. Est-ce qu’un Américain est aussi étranger au Canada qu’un Libanais ? Est-ce qu’un Français est aussi immigré au Québec qu’un Espagnol ? Est-ce qu’un Espagnol est aussi étranger au Québec qu’un Soudanais ? Qui suis-je finalement dans le regard de l’autre ?

Ceci étant écrit, j’ai choisi de me concentrer autant que possible sur le matériau brut de mon exil intime.

La silhouette furtive de l’enfant que j’étais s’immobilise un instant au milieu du chemin de terre. Il me regarde le quitter. Je ne sais pas ce qu’il pense, ce qu’il ressent. Nous nous observons, c’est tout. Un oiseau s’envole, un instant, une éternité, notre regard avec lui. Puis l’enfant que j’étais oublie ma présence. Tandis que je m’efface doucement, il inspecte les limites du territoire, s’assure de l’intégrité des frontières puis fait demi-tour. Il s’enfonce dans le bois.

[1] Antoine de Saint-Exupéry, 1943 : Pilote de guerre, Gallimard.

Euphor

L’enfant que j’étais adore Actarus. Je m’identifie à lui, souvent. Je suis Actarus. Je suis le prince dont la planète, Euphor, a été ravagée par les forces de Véga. Je suis ce prince venu d’ailleurs, aux commandes d’un robot volé à l’ennemi, Goldorak. Je me suis réfugié sur la terre avant d’être adopté par le professeur Procyon. Je suis désormais un héros qui, toujours aux commandes de son super robot, part régulièrement combattre les forces de Véga qui en veulent désormais à la planète Terre. Je me réfugie parfois le soir dans la solitude. Assis au pied d’un arbre, je regarde alors vers le ciel, vers Euphor la disparue. Rien ne peut vraiment me consoler, me faire penser à autre chose, oublier. Ni les hurlements ridicules de Rigel, ni le regard bovin de sa fille Vénusia qui a une voix un peu pénible.

Je veux simplement être Actarus, le prince d’Euphor.

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Cette image de Goldorak est extraite d’un projet pour le grand écran.*

Il y a cette étude, de Liliane Lurçat, qui m’a beaucoup interpellée : À cinq ans, seul avec Goldorak. Cette étude a été publiée en 1981, aux Éditions Syros la Découverte (dans une collection appelée Contre-poisons, ça ne s’invente pas…). Elle interrogeait des enfants de ma génération sur plusieurs aspects : leur rapport à Goldorak ; leur rapport à la télévision ; leur univers culturel. En ce qui concerne Goldorak, les thèmes de la peur, de l’agression, de l’amour, mais aussi de la complicité étaient abordés. En communiquant avec les enfants, Liliane Lurçat cherchait entre autres à savoir si Goldorak leur faisait peur. Les discussions permettaient d’aborder cette peur, le potentiel agressif de Goldorak.

J’ai beaucoup de choses à dire et cela peut paraître très éloigné du sujet que je traite dans mon dictionnaire. Ce n’est pas le cas.

L’étude de Liliane Lurçat se concentre sur la machine, le robot Goldorak. Selon elle, il est très peu question d’Actarus dans le discours des enfants. Pour ma part, je n’en sais rien, je ne suis pas psychologue. Selon les résultats de l’étude, les enfants jugent Goldorak plus ou moins inquiétant. Il est agressif, mais il agresse les méchants. À aucun moment, la question du schéma narratif n’est abordée. Dans plusieurs dessins animés offerts à ma génération, Goldorak, Candy, Albator, Tom Sawyer, Heidi, la notion de perte, en tant qu’élément déclencheur, est au cœur du processus narratif  et s’exprime sous différentes formes: perte des proches ; perte du lieu de l’enfance ; perte de l’intégrité physique ; abandon. Les notions de résilience et de dépassement quant à elles, prennent le relai au fil des épisodes de ces animations. Quand je lis cette étude sur Goldorak, j’ai le sentiment finalement de me retrouver effectivement très seule avec Goldorak. Mon Goldorak. Le robot était important pour moi dans son esthétique guerrière rassurante. Prolongement d’Actarus, il pouvait lui aussi être blessé, abîmé, mais ce n’était pas tout à fait grave. Il prenait les coups à la place du héros et donc de moi. L’important était Actarus. J’ai vécu l’expérience de la perte, de la résilience et du dépassement en regardant Goldorak.

L’enfant que j’étais reçoit un jour en cadeau la figurine d’Actarus. Actarus est articulé. Il porte un casque amovible. Il est presque aussi grand que les poupées Mattel. Il n’est pas envisageable toutefois de l’associer à une Barbie dans la construction d’une histoire. Ma sœur, Kathy, est spécialiste des animaux de ferme. Pour ma part, je suis spécialiste des Playmobils et de Goldorak. Les Barbie, ce n’est pas trop notre affaire.

Je suis Actarus. Je ne suis pas Vénusia, je ne suis pas Goldorak. Je suis Actarus. Je mets son casque et j’enlève son casque. Je suis un héros vainqueur de tous les combats contre l’armée des forces de Véga et je suis un orphelin de guerre, éloigné d’une planète, Euphor, chassé d’un territoire d’enfance que je ne reverrai jamais.

 

*Pour voir voir un extrait du projet, vous pouvez consulter le blogue Olybop et faire une recherche sur Goldorak.

Liliane Lurçat, 1981 : À cinq ans, seul avec Goldorak, Syros la Découverte.

Huston, Nancy

Nord perdu est un recueil d’essais sur l’exil, une réflexion sur l’éloignement et la décentration. Ne plus être tout à fait soi, ne plus être que soi. Nancy Huston est originaire de Calgary. Cette ville est son Nord intime, le point cardinal enneigé de son existence. L’auteure y a vécu son enfance avant de vivre son adolescence aux États-Unis. Toutefois, dans ses essais, elle parle essentiellement d’un autre éloignement, plus tardif, plus radical également, celui qui l’a conduite, jeune femme, de l’autre côté de l’Atlantique. Nancy Huston vit depuis de nombreuses années en France. Dans Nord perdu, elle valorise l’exil en tant qu’expérience intellectuelle, d’un point de vue linguistique ou encore culturel. Elle insiste sur l’idée que l’exil fait partie intégrante de l’histoire et de l’expérience humaine. Nier cette évidence, c’est refuser de regarder la réalité en face. Jorge Calderón résume très bien l’analyse de Huston : « Les Canadiens comme les Mexicains, les Argentins, les Brésiliens, et ainsi de suite, doivent faire preuve de foi en la fiction de la nation s’ils désirent cacher, rejeter et refouler leur condition d’exilés » (Calderón, 2007, p. 12).

Pour ma part, je comprends et j’accepte ce raisonnement. Toutefois, il y a deux exils chez Huston, l’éloignement du pays, de la culture d’origine, et l’éloignement du territoire de l’enfance. L’un est clairement intellectuel, l’autre affectif. Ces deux exils s’articulent finement dans les propos de Huston, mais l’un peut-il consoler l’autre ?

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« L’exil géographique veut dire que l’enfance est loin: qu’entre l’avant et le maintenant, il y a rupture ». (p.20)

Je travaille dans le domaine de la didactique des langues. Mon activité est destinée, directement ou non, à des immigrés adultes et à des enseignants dont certains sont également immigrés. Je participe très activement à la création de projets qui peuvent aider les enseignants de français langue seconde des communautés francophones isolées. D’un point de vue intellectuel, je suis la première à mettre en lumière la diversité des publics et des professionnels qui les accueillent, à valoriser l’expérience de l’exil, mais cela ne peut pas me « réparer » complètement. J’ai besoin d’autre chose, quelque chose qui parle à mon enfance, à cette terre que mon grand-père paternel a léguée à mon père pour que celui-ci, avec ma mère, y construise sa maison. Il manque une dimension affective consolatrice, que je ressens dans mon activité, une dimension que j’ai longtemps eu du mal à m’expliquer.

Je suis attirée comme un aimant par ceux qui ont perdu leur territoire, immigrants, mais aussi communautés francophones isolées comme l’a exposé François Paré dans La Distance habitée. Ils sont des orphelins du territoire. Leur milieu de vie est ou est devenu essentiellement celui de l’Autre, dont la voix domine. Contrairement à de nombreux immigrants, je n’ai jamais eu besoin de me rapprocher de ma communauté d’origine, d’intégrer une « petite France » dans mon nouveau pays pour me réchauffer ou faire corps contre l’Autre. J’ai eu besoin de me rapprocher d’une communauté aux frontières intellectuelles plus souples, une communauté plus métissée, plus créative aussi, celle des orphelins du territoire. Cette attirance pour eux, je ne l’ai pas connue simplement avec l’immigration. Lors de mes études universitaires, ma grande amie Geneviève et moi étions essentiellement entourées d’étudiants étrangers de passage en France. Ils avaient perdu certains repères. Une partie d’entre eux allaient repartir, d’autres souhaitaient rester. À cette même époque, je choisissais de faire une étude sur Jeanne Castille de Louisiane qui a consacré sa vie à la défense du français en Louisiane. J’ai entrepris des démarches pour partir travailler là-bas, mais elles ont échoué. Cette affinité, donc, est ancienne.

Toutefois, je dois pousser mon introspection plus loin. Les voyages de mon enfance sont gorgés de souvenirs extraordinaires. Jeune fille, j’ai vécu un an aux États-Unis entre deux années d’études universitaires. Une partie de ma formation fut consacrée de façon déterminante à la didactique du français langue étrangère, discipline qui m’ouvrait facilement les portes de l’exil, tradition française oblige. Mon rapport à l’ailleurs est ancien, profond et peut-être tout aussi déterminant que mon rapport à l’ici, territoire de mon enfance. Mon premier séjour au Québec, à dix-neuf ans a joué un rôle très important dans mon imaginaire d’écrivaine en devenir. J’en ai parlé dans d’autres billets, Ailleurs ou encore récemment Liban.

Je constate que certaines décisions personnelles et professionnelles scintillent aujourd’hui doucement comme un trésor longtemps caché. Un trésor de complexité qui habite chacun d’entre nous. Malgré tout, la vérité est peut-être ailleurs. Dans ce Dictionnaire mélancolique de mon exil, je ne raconte pas mon histoire. Je partage une certaine construction discursive de mon expérience. Je reconstruis mon histoire. Ce trésor de complexité qui me permet de concilier l’inconciliable et de rationaliser a posteriori mon parcours, ce trésor-là, je le construis peut-être de toutes pièces sous les yeux du lecteur, comme un outil de résilience.

Finalement, que serait devenue Nancy Huston si elle était restée vivre en Alberta? Elle l’imagine dans Nord perdu. L’auteure imagine d’autres vies que celle qu’elle a vécue. Tout exilé a rêvé un jour de posséder le don d’ubiquité. Hélas, seule notre imagination nous transporte… Que serions-nous devenus si nous étions restés? Mais la question a son revers : que ne serions-nous pas devenus?

 

Jorge Calderón, 2007 : « Où est l’Ouest dans Nord perdu de Nancy Huston ? », dans Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, vol. 19, numéro 1, p. 9-25.

Jeanne Castille, 1984 : Moi, Jeanne Castille, de Louisiane, Luneau Ascot Éditeurs.

Nancy Huston, 1999 : Nord perdu suivi de Douze France, Actes Sud.

François Paré, 2003: La Distance habitée, Le Nordir.

 

Liban

 

Pour Samah D.

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Nadia Tuéni considérait Liban: 20 poèmes pour un amour comme une « géographie poétique » de sa terre. J’ai découvert la poésie de Tuéni grâce à l’édition de son oeuvre poétique complète parue en 2001 aux éditions Dar an-Nahar.

 

En voyageant, j’ai parfois eu le sentiment de gratter la terre, de m’y enfoncer pour y chercher des galeries dans lesquelles aurait coulé une mémoire commune entre ma terre d’origine, la Bretagne, et les pays aimés.

Je ne sais pas pourquoi j’ai éprouvé ce besoin de rechercher ces liens-là. Une façon sans doute de prendre corps dans des paysages étrangers, de ne pas me perdre complètement. Parfois, on m’a aidée. Je ne demandais rien.

Il y a plus de quinze ans, Samah m’a fait visiter le site Nahr el Kalb au nord-est de Beyrouth. J’ai pu découvrir de nombreuses stèles commémoratives. Je n’ai jamais été une amoureuse des vieilles pierres. Là-bas, j’ai été plus émue en contemplant les cèdres qu’en visitant le temple de Tripoli. J’ai donc visité les lieux avec une curiosité plutôt froide mais réelle. Je sentais bien que Samah, très sentimentale, voulait me faire une surprise, m’émouvoir et je me demandais bien comment elle y parviendrait. Lors d’une excursion dans la région de Beyrouth, me prenant la main, elle m’a finalement indiqué la stèle du général Gouraud qui commémore l’entrée des troupes françaises dans Damas à la suite de la victoire de Mayssaloun en juillet 1920. L’inscription est en français. On y trouve le nom de tous les bataillons français ayant participé aux combats.

Quatre ans plus tard, en 1924, un certain Louis Marie Florent Le Thiec partait faire son service militaire au Liban, alors sous protectorat français. Samah savait qu’il avait connu le Liban. Elle a cherché une trace indirecte, un lieu où je pourrais penser à lui quelques instants, dans les hauteurs de Nahr el Kalb.

Ce même Louis Marie Florent Le Thiec qui dans les années cinquante partait avec son fils aîné, mon père, faire les moissons sur une terre parsemée de grosses pierres mystérieuses. Qui légua cette terre à mon père au début des années soixante-dix, cette terre où j’ai grandi. Le territoire. Louis Marie Florent Le Thiec, cet homme extrêmement doux, dont j’ai jeté le dictionnaire. Louis Marie Florent, mon grand-père.

 

Note: à lire également le billet Dictionnaire.

Nadia Tuéni, 2001: Oeuvre poétique complète, Beyrouth, éditions Dar an-Nahar.

Illuminations

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Photographie de Joanna Kosinska

L’enfant que j’étais aimait rêvasser. La grande baie vitrée du salon donnait sur une terrasse et sur un parc. Au fond du parc, se dressaient des sapins toujours plus grands. Quand on les regardait depuis le salon, on ne voyait rien que leur masse sombre. il n’y avait pas d’au-delà de ces arbres, très denses de la base jusqu’au sommet. Quand il faisait nuit, l’hiver, on pouvait toutefois apercevoir au travers d’un des sapins le tracé de la route qui menait vers Ploëmeur grâce aux feux des voitures qui allaient et venaient sur cette route serpentine réputée dangereuse, à juste titre. Il y avait les feux jaunes ou blancs des voitures qui roulaient un moment en direction du territoire et les feux rouges de celles qui s’en éloignaient. C’était très beau. J’imaginais que ces illuminations étaient celles de Noël et que l’immense sapin, au fond du parc, s’était paré, rien que pour moi, de lumières dansantes comme des feux follets.